Jusqu'où est-il possible de jouer lentement de la musique ?

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Jusqu'où est-il possible de jouer lentement de la musique ?

Cela peut paraître idiot au premier abord comme question, mais finalement à quel moment la musique n’est plus de la musique tellement elle est interprétée lentement ? Autrement dit à quelle vitesse minimum est-il possible de jouer ? essayons de répondre à cette question.

Comme nous l’avons évoqué dans un précèdent billet, la musique est surtout une question de rythme. Le rythme est caractérisé par un intervalle de temps. Ce rythme, ou tempo (qui veut dire le temps en italien), se mesure en battements par minute qu’on notera BPM. 60 BPM c’est soixante battements par minute, un toute les secondes, ce qui un tempo plutôt lent. 120 BPM c’est deux battements par seconde, du tempo moyen dirons-nous, et 180 BPM c’est un tempo très rapide puisqu’il s’agit là de 3 battements par secondes.

Jouer lentement, ça fait quoi ?

Les morceaux musicaux joués lentement on pour but de produire un sentiment de calme, de contemplation, de tranquillité mais aussi de tristesse, de mélancolie ou de mort. Avant que sur les partitions ne soient indiqués les BPM, le compositeur indiquait « l’humeur » avec lequel il fallait jouer le morceau : Adagio, Lento, Largo, pour les tempos lents les plus communs, les plus lents étant Gravemente ou Largissimo à moins de 40 BPM, peu usités. Là on joue presque arrêté. 

La sonate n°2, Op.35, 3ième mouvement, de Frédéric Chopin, la fameuse marche funèbre est au tempo Lento. Plus proche de nous, dans un autre style, le Funeral Doom Metal, il existe également des morceaux volontairement très lents. Le titre Frownin par Grief by Fowning en est un exemple concret de morceau joué à ces tempos limites. Morceau qui n’empêchera pas les aficionados de headbanger malgré le fait que ce titre soit joué au tempo Largo.

L’adage musical, parfois attribué à Mozart, qui dit que la musique, ce ne sont pas les notés jouées, mais le silence entre chaque note est intéressant et va nous permettre de mieux comprendre cette notion de lenteur en musique. Si ce qui compte c’est le temps entre deux notes, autrement dit le tempo, y’a-t-il un temps maximum ? un intervalle limite entre deux notes qui fait que notre cerveau ne comprend plus que c’est de la musique ? alors quel est le tempo minimum limite ?

La rythmisation subjective

Derrière ce terme abscons inventé par Paul Fraise dans son livre la psychologie du temps se cache en fait les mécanismes du cerveau pour faire battre notre horloge interne sur le rythme de la musique. Françoise Macar l’explique très bien dans son livre le temps, perspectives psychophysiologiques. Pour faire simple, notre cerveau entend le rythme de la musique grâce à l’intervalle entre le temps fort et le temps faible, c’est ça qui nous fait hocher la tête, battre du pied, danser, jouer, chanter en rythme. Le temps qui s’écoule entre chaque temps, plus ou moins rapidement, fait naître le tempo, le rythme dans notre tête, dans notre corps, et qui nous fait nous remuer le popotin.

Cette limite minimum de compréhension pour notre cerveau se trouve au alentour de 1800 millisecondes. Au-delà d’un écart de 1800 millisecondes, la rythmisation subjective devient impossible, la perception n’arrive plus a lier les sons qui se succèdent et on ne ressent plus le rythme. La musique nous semblerait donc « arrêtée ». 1800 ms = 33 BPM. La musique la plus lente humainement possible serait de 33 battements par secondes. Soit presque un battement toute les 2 secondes.

C’est exactement la même chose avec l’écriture, si la distance entre les lettres est trop grande la compréhension du texte devient difficile, voire impossible :

J              e             v              i               s              d             a             n             s              u             n             e             m            a             i                s              o             n             s              a             n             s              b             a             l               c              o             n,            s                a             n             s              t              o             i               t              u             r              e

O            ù             y              a             m            ê             m            e             p             a             s              d'            a              b             e                i               l               l               e             s              s              u             r              l               e             s              p             o             t                s              d            e             c              o             n             f              i               t              u             r              e

C’est ce qu’on appelle notre perception du présent, le maintenant

La démonstration serait-elle faite ? La limite trouvée ? la musique la plus lente possible serait au tempo de 33 BPM ? Et bien en fait… non.

Le monde des musiques ultra lentes

Cette barrière des 33 BPM passionne les musiciens et les chercheurs depuis de nombreuses années. Et bien entendu, cette barrière a déjà volé en éclat.

Commençons par George Crumb et son Spiral Galaxy (from Makrokosmos) dont le tempo est « Vast, lonely, timeless », la métronomie indique 20 BPM à la croche, soit 3 secondes entre chaque croche. C'est une pièce très lente que le compositeur veut nous voir jouer « vaste, solitaire et en dehors du temps », bien en-deçà des 33 BPM, rendant le morceaux inquiétant et ténébreux. 

Pour les plus curieux d’entre vous l’œuvre Makrokosmos avec les partitions est accessibles en ligne.

C’est l’une des portes d’entrées de la musique temporale, complètement axée et orientée sur le tempo, et dans le cas ici, la musique la plus lente possible. C’est une musique spatiale, d’ambiance, d’introspection. Il existe de nombreux styles comme le Drone Metal ou l'Ambient/Textural portés par des artistes comme Steve Roach, Sunn O))) ou Brian Eno explorant cette facette de la musique

L’artiste La Monte Young auteur et compositeur de musique contemporaine, et un peu barré il faut bien le dire, à écrit un ensemble de pièces appelées Compositions 1960, la plus connues étant la numéro 7. Celle-ci qui commence avec les notes Si et Fa# jouées en même temps et qui doivent être maintenues, je cite, « pour un long moment » et… c’est tout.


C’est une version musicale de l’infini. Cela peut paraître pour le moins étrange, inutile, voire trop intellectuel. Cependant cela nous ouvre un monde musical étonnant, qu’évidemment nous ne pouvons pas appréhender sans en comprendre la portée par son appropriation par d’autres artistes. Pour cette pièce numéro 7 de nombreux artistes, ou groupes d’artistes, ont trouver des moyens de faire durer ces deux notes « aussi longtemps que possible », et c’est cette recherche et leur trouvailles qui sont passionnantes. Voici trois exemples :

Ces trois vidéos de musiciens, n’ayant aucune connexion entre eux a priori,  jouent la même partition de la composition #7 « aussi longtemps que possible » à leur façon, dans leur univers musical propre sans liens apparents entre eux. Et pourtant...

Je vous invite à faire une petite expérience : lancez l’une après l’autre, à n’importe quel moment, ces trois vidéos et laissez-les jouer en même temps, ensembles, puis fermez les yeux, méditez ou murmurez le son. Si vous jouez vous-même d’un instrument, jouez avec eux ces 2 notes aussi longtemps que possible, en vous laissant emporter et envahir. Vous vivrez une expérience musicale incroyable où vous aurez le sentiment que le temps c’est suspendu. Une musique sans tempo, sans rythme, et pourtant de la musique car il y’a bien un premier battement. Un unique battement.

L’univers des musiques encore plus lentes avec plusieurs battements

Afin de continuer notre périple au cœur des musiques lentes, il nous reste à chercher les intervalles de temps entre deux notes les plus longues possibles. Le temps en seconde entre deux battements, le BPM. Deux artistes de métal ont décidé de remplacer le M de minutes, par le S de… semaine (Week en anglais) et de ne faire qu’un battement par semaine, 1 BPW ! Leur fameux morceau « Most Brutal Breakdown Ever ! » est la manifestation musicale de cette idée, avec un battement par semaine.

S'ils pensent donc avoir trouvé le moyen de faire la musique la plus lente du monde, Ils se trompent. Quant aux commentateurs qui pensent qu'il suffit de passer à un battement par Mois, ou par Années, ou par Siècle ou par Millénaire, ou par vie d’univers pour avoir créer la musique la plus lente du monde… ils se trompent également. Car ça n’a pas de sens, c’est idiot et c’est une idée que tout le monde peut avoir. La musique ce n’est pas une idée, c’est la concrétisation de cette idée.

Il faudrait avoir la capacité, l’énergie, la volonté, le temps, les connexions humaines pour créer une musique dont l’intervalle entre deux notes serait de plusieurs années, et dont la durée totale de la partition devrait être plus longues que des vies d’hommes. Un peu comme la construction des cathédrales durant plusieurs centaines d’années, dont les concepteurs savaient qu’ils ne verraient pas la fin, et dont les finisseurs n’auraient pas connu le commencement, simplement la continuité du travail du précédent. Ça donne le vertige rien que d’y penser, c’est musicalement impossible.

Jusqu’à ce que ce soit fait.

John Cage – Organ² / ASLSP

La musique la plus lente que l’humanité ai jamais performé, dont certaines notes sont séparées de plusieurs années, existe. Ce morceau, qui est en train d’être joué à l’heure ou j’écris ces mots, a commencé en 2001, et finira bien après ma mort en 2640. C’est le Organ² / ASLSP de John Cage, ASLP voulant dire As SLower aS Possible, soit aussi lentement que possible.

Organ² / ASLP est un morceau de musique pour Orgue, composé par John Cage en 1985. C’est une adaptation d’une chanson pour piano qu’il a composé en 1985, qui d’après lui pourrait durer entre 20 et 70 minutes. Mais n’ayant jamais donné d’instructions claires sur le tempo, l’interprétation est libre.

Le 5 Février 2009, Diane Luchese a réalisé une prestation de Organ² / ASLSP de 8h45 à 23h41 au Harold J. Kaplan Concert Hall (à l'Université Towson). Cette performance, d’une durée de 14 heures et 56 minutes, a été considérée comme la plus longue composition réalisée par une seule personne. Jusqu’à la performance de Joe Drew en 2008, sa version ayant duré 24 heures lors festival ARTSaha!


Lors d’une conférence de musiciens et philosophes en 1997 a été discuté des implications philosophique et musicales que pourraient avoir ASLP dans l’univers de la musique. Ils décidèrent donc de mettre en place le projet de jouer l’œuvre en l’église de Halberstadt et la ferai durer 639 ans. Cette église a été choisie car c’est le lieu de l’installation du plus ancien orgue connu et documenté avec certitude, en 1361, soit 639 ans avant la date du début d’exécution de l’œuvre en 2000, expliquant le choix de durée par un effet de symétrie. Dans les faits la première note sera jouée en 2001.

La première note a donc été jouée le 5 septembre 2001, suivi d’un silence jusqu’au 5 février 2003, puis un accord le 5 février 2003. Les dates de changement de notes ont majoritairement lieu le 5 du mois en mémoire de la date de naissance de John Cage. Sont disponibles, sur le site officiel, la date des notes jouées dans le passé et les prochaines notes planifiées jusqu’au 5 juillet 2071, ainsi que le son de la note en cours.

La note en cours, en fait deux jouées simultanément (un fa# et un do#), la quatorzième à la date d’écriture de cet article, ont été jouées le 10 mai 2013. La prochaine (un do#) sera jouée le 5 septembre 2020, la suivante le 2 mai 2022. Les changements de notes sont attendus par de nombreux musiciens de par le monde et emplissent l’églises lors de ces instants uniques.

Quelques témoignages de ces moments :

Le site officiel : https://www.aslsp.org/de/ et la partition.

Cette œuvre qui sera jouée bien au-delà de nos vies, de la vie de nos enfants, de nos petits-enfants, donne un comme un sentiment de vertige par l’éternité et le vide qu’il procure. Ceux qui ont pu assister à un changement de note décrivent ce moment comme un cataclysme, une perturbation majeure de l’équilibre qui régnait jusque-là. Chaque changement de note, qui n’est qu’un bref instant dans le temps, est une allégorie de notre propre humanité qui avance et se meut par à-coups et changements brusques pour retrouver une longue période de calme jusqu’au prochain cataclysme.

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